Le marin musicien

Je me demandais ce qui avait conduit les responsables de Warner à publier cet excellent coffret :

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Un anniversaire ? Bien vu ! Le sesquicentenaire de la naissance à Tourcoing – le 5 avril 1869 – d’Albert Roussel, un compositeur français qu’on a souvent évoqué ici, grâce notamment aux souvenirs du violoniste Robert Soëtens (lire Evocations de Roussel). Touchante, cette lettre adressée par Roussel à celui qui fut son interprète lors du Festival Albert Roussel organisé à la Salle Gaveau à Paris, il y a 90 ans, le 18 avril 1929, pour le soixantième anniversaire du compositeur :

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Roussel aimait la mer, au point d’y commencer sa vie – Ecole Navale puis sept ans de Marine – et de choisir sa dernière demeure à Varengeville (lire L’inconnu de Varengeville) : « C’est en face de la mer que nous finirons nos existences et que nous irons dormir pour entendre encore au loin son éternel murmure »

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Le coffret qui vient de sortir n’est pas au sens strict une intégrale, mais constitue, à petit prix, un panorama remarquable et complet de l’oeuvre de Roussel :

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Qui connaît (et joue encore) les pièces pour piano, la musique de chambre, les mélodies ? On cherche en vain dans les programmes de concert…

Quant à l’oeuvre symphonique et chorale, il suffit de regarder les versions choisies pour ce coffret, toutes gravées il y a plus de trente ans,  pour mesurer combien Roussel est complètement passé de mode, sauf exceptions notables comme l’excellente intégrale symphonique gravée par Stéphane Denève en Ecosse !

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Tous les détails du coffret Roussel ici : bestofclassic Roussel Edition

Indispensable évidemment !

 

Evocations de Roussel

1937 est l’année de la mort de trois des plus grands compositeurs du XXème siècle : Ravel, Szymanowski et Roussel. 

Après nous avoir raconté sa rencontre avec Maurice Ravel (Ravel en Norvège), Robert Soëtens parle d’Albert Roussel :

« Roussel possédait une villa estivale à Varengeville dans un nid d’hortensias, d’où un chemin abrupt descendait vers une immense plage déserte. Sa promenade préférée était plutôt du côté de la petite égilise romane, resplendissant d’un vitrail bleu, oeuvre de Braque, à pic sur la mer, entourée d’un cimetière où Roussel, qui avait été marin dans sa jeunesse, avait acquis une sépulture, qu’il appelait « l’annexe », sa résidence future !varengeville-petite-eglise(

Le vitrail de Braque représentant l’arbre de Jessé dans l’église de Varengeville)jessebraque2

En cet été 1926, je le visitais souvent depuis Dieppe. Il terminait sa Suite en fa qu’attendait Koussevitzky pour la première audition mondiale avec le Boston Symphony: il me demanda d’inscrire tous les coups d’archet sur les parties de violons et me montra le manuscrit de sa 2ème sonate pour violon et piano, musique splendide qui marqua, avec la Suite en fa, le tournant du troisième style, définitif, caractérisant la forte personnalité du langage roussélien. M’ayant lui-même désigné pour interpréter cette oeuvre au Festival Albert Roussel organisé salle Gaveau pour son 60ème anniversaire le 18 avril 1929, il m’écrivit le lendemain : « Mon cher ami, je n’ai guère pu vous dire hier soir, dans l’agitation de la soirée, la joie que j’ai éprouvée à entendre votre interprétation si musicale », propos qui m’ont encouragé à répandre cette Sonate partout en Europe.

photo-23(Lettre d’Albert Roussel à Robert Soëtens, 19 avril 1929)

« Devant l’admiration que suscitait cette Sonate, je demandai à Roussel s’il ne songerait pas à lui adjoindre une autre oeuvre pour violon, cette fois-ci avec orchestre. La suggestion lui plut et il se décida, quelques années plus tard, pour une Fantaisie qu’il me dit vouloir écrire à mon intention et m’en réserver dédicace et création. Il voulut la commencer en 1936 et en fut empêché par d’autres travaux urgents. « Ce sera sûrement pour l’été 1937 », me dit-il. Le 9 août 1937 il m’écrivait de Royan, me disant qu’il y comptait y rester tout le mois, m’invitant à y venir, après quoi il rentrerait à Varengeville. Ce qui sous-entendait, entre nous – car nous en parlions souvent – qu’il pensait travailler à la Fantaisie à partir de septembre. Le 13 août, il dût s’aliter et son état de santé s’aggravant, il décéda à Royan le 23 août. Ramené à Varengeville plus tôt qu’il n’avait pensé, il fut inhumé le 27 dans son tombeau du petit cimetière marin, en présence de musiciens et disciples, qui savaient mesurer le vide irremplaçable que laissait derrière lui ce très grand musicien, dont l’oeuvre était en pleine force créatrice.varengeville-cimetiere-tombe-inscription

(Le tombeau d’Albert Roussel et cet ultime message du compositeur : « C’est en face de la mer que nous finirons nos existences et que nous irons dormir pour entendre encore au loin son éternel murmure »)

Dans un prochain billet, on se promet de revenir sur les oeuvres évoquées par Robert Soëtens, ces Evocations (1911), magnifique triptyque orchestral et choral scandaleusement absent de nos salles de concert, que Soëtens fit connaître à Oslo, la Suite en Fa, la 2e sonate pour violon et piano, et plus largement tout un corpus encore largement méconnu en dehors de deux ou trois tubes symphoniques (la 3e symphonie, la 2e suite de Bacchus et Ariane)

Ravel en Norvège

En 1925, Robert Soëtens (https://jeanpierrerousseaublog.com/2014/08/02/une-lettre/) est chargé de la programmation de la Philharmonie d’Oslo : « Les fonctions qui m’étaient demandées étaient d’assumer les concerts symphoniques, de jouer des concertos en soliste, de faire travailler les violonistes – dont beaucoup furent des élèves privés désireux de s’initier à l’école française de l’archet – et de préparer six  programmes de musique de chambre par saison, principalement des quatuors à cordes /…./ Je fis entendre les quatuors de Debussy et Ravel, le Concert de Chausson, les Nocturnes de Debussy, les Evocations de Roussel et fis inviter les chefs français Pierre Monteux et Vladimir Golschmann, les pianistes Yves Nat et Robert Casadesus, et j’eus la joie d’accueillir Ravel en personne. Il faisait une tournée en Scandinavie avec une cantatrice qu’il accompagnait au piano dans ses propres oeuvres vocales. Il avait accepté de jouer sa Sonatine, ce qui ne lui déplaisait pas bien qu’ayant conscience de ses moyens pianistiques très modestes. »

https://www.youtube.com/watch?v=UJOsKDkIZLg513C7KBN7NL

« Pour constituer un programme entièrement consacré à ses oeuvres, on m’avait demandé de jouer Tzigane : « Mais je ne peux pas jouer la partie de piano ,trop difficile pour moi » me dit Ravel avec sa modestie craintive. « Eh bien, lui dis-je, jouons ensemble votre Berceuse(*), j’ai un pianiste qui peut m’accompagner dans Tzigane« .

Le soir du concert, nous entrâmes tous trois sur la scène; l’accompagnateur s’assit au piano à côté de Ravel pour lui tourner l’unique page de la Berceuse, après quoi pour Tzigane ils échangèrent leurs places, Ravel devenant le tourneur de pages !

Après un succès délirant et d’interminables saluts tous trois ensemble, je m’esquivai, laissant Ravel seul avec sa Sonatine, et le tourneur de pages. De la coulisse, je l’écoutais et le voyais très affairé, très appliqué à regarder tour à tout son clavier, sa musique, ses doigts, comme un bon élève désireux de faire de son mieux, et prenant son rôle d’interprète très au sérieux. Arrivé au bout de ce pur chef-d’oeuvre qu’est sa Sonatine, il sortit de scène avec un air catastrophé, bien qu’acclamé par un public enthousiaste et conquis tout autant par le compositeur que par l’ingénuité apparente de sa personne. « Quel triomphe, lui dis-je, mais vous n’avez pas l’air content ? – C’est affreux, me dit-il, en me regardant consterné, j’ai sauté deux lignes…!Mais rassurez-vous, lui répliquai-je, c’est sans importance, personne n’a pu s’en apercevoir, c’était une première audition à Oslo, et vous pouvez être assuré que l’auteur n’était sûrement pas dans la salle ! » Ces propos calmèrent son inquiétude, je vis son regard se détendre et il souriait comme un enfant ayant échappé à une semonce. Il y avait, chez Ravel, ces contrastes extrêmes entre son aspect physique menu, fragile, méticuleux, son esprit enfantin, et la virile puissance créatrice d’un compositeur génial. »

(*) Un pur chef d’oeuvre de quelques lignes, écrit en hommage à son maître Gabriel Fauré, dont le thème est constitué par les notes correspondant aux lettres de ces deux noms, selon la notation anglo-saxonne

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