Disques d’été (V) : les amitiés particulières

Lors d’une de ces discussions interminables que certains de mes « amis » affectionnent sur Facebook – toujours à propos des mérites comparés de tel pianiste, tel chef, telle version – le nom d’un chef d’orchestre est venu sur le tapis, d’aucuns regrettant qu’il soit oublié, d’autres relevant que, malgré sa brève carrière, il a laissé un bel héritage discographique.

Thomas Schippers est né à Kalamazoo en 1930 et mort d’un cancer du poumon en 1977.

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Je n’avais pas spécialement prêté attention à sa biographie, ni même à son physique d’acteur hollywoodien, lorsque je suis tombé sur le livret d’un très beau disque :

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Un disque pour l’essentiel consacré à Samuel Barber, Giancarlo Menotti (et très accessoirement à D’Indy). Je m’attendais à lire une analyse très sérieuse de ces compositeurs et de leurs oeuvres, beaucoup moins à tout apprendre de la sexualité des deux compositeurs américains en question et du jeune chef d’orchestre.

Donc si j’ai bien compris, Barber et Menotti ont fricoté ensemble, ils ont eu une « relation », c’est avéré, ensuite Menotti a pris le chef sous son aile, il est même insinué que les deux compositeurs se seraient partagé les faveurs du jeune Thomas… et tant qu’on y est, que finalement le jeune chef ne devrait sa carrière qu’à ses « protecteurs ». En quelque sorte une version gay de « coucher pour réussir »…Etonnant non, cette musicologie qui lorgne du côté de la presse à sensation ?

Il n’y a rien de choquant, de mon point de vue, à évoquer la sexualité des créateurs et des interprètes, dès lors que ce peut être un élément de compréhension de leur personnalité et de leur talent – mais de compréhension seulement, pas d’explication !- En revanche laisser accroire que ceux-là ne devraient leur réussite qu’à leur orientation sexuelle particulière est d’un ridicule achevé. Comme le disait avec une ironie mordante un ancien ministre de la Culture français* : « selon certains, si on n’est pas juif, homosexuel et franc-maçon point de salut » !

Revenons donc à Thomas Schippers et à son vrai et authentique talent, à sa carrière brisée en plein essor. Puisque SONY réédite généreusement en coffrets à tout petit prix des pans entiers de son immense catalogue (les fonds CBS et RCA notamment), pourrait-on suggérer qu’ils rassemblent le legs symphonique du chef américain, pour le moment éparpillé et difficilement trouvable sauf en seconde main.

Grâce à l’amitié (particulière ?) de Leonard Bernstein, Schippers a pu graver de très beaux disques avec le Philharmonique de New York au début des années 60

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Schippers a aussi été l’un des prédécesseurs de Louis Langrée à la tête de l’orchestre de Cincinnati, où il a laissé quelques beaux enregistrements pour le label Vox. A rééditer aussi !

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Mais c’est évidemment comme chef d’opéra que Thomas Schippers reste le plus présent dans la discographie et qu’il donne les plus éclatants témoignages de son talent.

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On consacrera le prochain billet à l’exact contemporain de Thomas Schippers, Lorin Maazel né comme lui en 1930 – leurs années de jeunesse ont plus d’un point commun – et mort il y a un an, le 13 juillet 2014 exactement

*Cet ancien ministre n’est pas Frédéric M. !

Un coup des Anglais

Une fois de plus, on peut dire merci aux Anglais !

Certes on ne s’attendait pas à pareille surprise en voyant la couverture du dernier numéro de BBC Music Magazine, consacrée aux 25 ans de l’aventure des Trois Ténors

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Mais si vous lisez les autres titres, puis vous rendez à la page 60, vous constatez que le prestigieux magazine musical de la BBC a choisi comme « Composer of the Month » (Compositeur du mois), « the French composer Albéric Magnard, whose bad luck has left him almost totally unknown ». Si l’on cherche la petite bête, on pourrait reprocher à nos amis britanniques d’avoir loupé le centenaire de la mort de Magnard, survenue dans les premiers jours de la Grande Guerre, le 3 septembre 1914 (http://fr.wikipedia.org/wiki/Albéric_Magnard)

Mais comme on n’a pas le souvenir que la presse française ait consacré quatre pleines pages aussi bien documentées et illustrées à cet élève de Vincent d’Indy, fauché dans la fleur de l’âge (il avait 49 ans) après une vie parsemée de tragédies, on ne peut que rendre grâce à Roger Nichols et à la rédaction de BBC Music Magazine pour leur réhabilitation.

À vrai dire, on ne comprend pas qu’on puisse encore parler, un siècle après sa mort, d’un compositeur « totally unknown« . On sait que les programmateurs de concerts, les orchestres, les chefs, ne sont pas toujours des foudres d’imagination, et en France, on continue de faire une sorte de complexe de promouvoir, de faire jouer, d’évoquer même la musique française (quoique les mauvaises habitudes commencent à s’estomper…).

Il a fallu quelques personnalités plus hardies que d’autres, Ernest Ansermet, Michel Plasson, Jean-Yves Ossonce, Thomas Sanderling, pour faire découvrir un symphoniste audacieux. Je me rappelle, avec l’orchestre philharmonique de Liège, une Première symphonie dirigée par Alexandre Dmitriev (Harry Halbreich n’en revenait pas d’entendre dans sa chère salle des Beaux Arts de Bruxelles cette… création belge !), et à plusieurs reprises l’extraordinaire Hymne à la Justice, avec Louis Langrée notamment, un authentique chef-d’oeuvre inspiré à Magnard par l’affaire Dreyfus.

https://www.youtube.com/watch?v=CzTsXmtsqsc

(Ici dans la version de Michel Plasson et du Capitole de Toulouse)

On regrette qu’aucun éditeur n’ait proposé une intégrale de l’oeuvre de Magnard. Il faut se contenter de coffrets et de CD séparés, mais tous de belle facture. Mon choix est plus subjectif que celui de Roger Nichols, mais rien que de l’indispensable !

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Plasson n’est malheureusement plus disponible séparément – ni en téléchargement ! Une réédition s’impose d’urgence !

Les versions Ossonce et Sanderling sont l’une et l’autre disponibles et intéressantes.

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Il faut connaître l’admirable Troisième symphonie dirigée par Ansermet, l’un de ses tout derniers enregistrements (1967)

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L’unique ouvrage lyrique d’Albéric Magnard, Guercoeur, a bénéficié d’une splendide réalisation, dominée par José Van Dam

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Belle intégrale de la musique de chambre en 4 CD chez Timpani – « le » label musique française –

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Et bien sûr le seul ouvrage de référence sur Magnard est de la plume de l’infatigable Harry Halbreich :

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Pour les curieux, une version, à tous égards historique, de l’Hymne à la Justice figure dans le coffret anniversaire de l’Orchestre National de France : le 26 septembre 1944 – trente ans après la mort de Magnard, Manuel Rosenthal ouvre le premier concert du National reconstitué (http://bestofclassic.skynetblogs.be/archive/2015/03/25/orchestre-national-de-france-80-ans-8409262.html)

Le choix du chef

A l’heure où j’écris ce billet, l’Orchestre philharmonique de Berlin n’a toujours pas de chef pour succéder à Simon Rattle en 2018. La grande affaire de ce lundi 11 mai était le « conclave » qui réunissait dans une église de Dahlem les 124 musiciens qui ont le droit de voter pour leur chef. Pas de fumée blanche à l’issue de plusieurs heures de réunion, et de plusieurs votes  on l’imagine.

Déjà lors des précédents épisodes de ce type, à la mort de Karajan, puis pour la succession d’Abbado, l’unanimité avait été loin d’être atteinte. Ni Claudio Abbado, après Karajan, ni Simon Rattle après Abbado n’avaient été choisis facilement. On se rappelle les blessures (d’amour-propre) de Maazel ou Barenboim qui s’y étaient préparés…en vain !

Les médias s’emparent de l’affaire comme s’il s’agissait de l’élection d’un pape ! On va même jusqu’à écrire que l’orchestre se retrouve sans chef…

Peut-on avancer deux ou trois réflexions politiquement pas très correctes ?

Un peu d’histoire d’abord.

Si Ansermet avec l’Orchestre de la Suisse Romande, Mravinski avec l’Orchestre philharmonique de Leningrad, Ormandy avec l’Orchestre de Philadelphie, ont laissé une trace cinquantenaire, si Karajan (élu « chef à vie ») s’est voué à Berlin pendant 34 ans (1955-1989), comme Zubin Mehta à Tel Aviv avec l’Orchestre philharmonique d’Israel depuis 1981, si James Levine est le patron du Metropolitan Opera de New York depuis 42 ans, si Ozawa a dirigé le Boston Symphony de 1973 à 2002, si Bernard Haitink a tenu les rênes du Concertgebouw d’Amsterdam pendant un quart de siècle, l’ère de ces longs règnes paraît bien révolue.

À Berlin justement, Claudio Abbado aura fait 13 ans (1989-2002), Simon Rattle 16 ans (2002-2018), l’un et l’autre auront connu autant de succès que de revers.

On dit à juste titre que Berlin est l’un des meilleurs orchestres du monde, mais cette qualité tient-elle à la personnalité qui le dirige ? Au risque de choquer, je réponds par la négative. La qualité d’un orchestre tient d’abord à son mode de recrutement, à son organisation, à l’exigence du groupe : la meilleure preuve en est le Philharmonique de Vienne, qui n’a pas de chef titulaire, et qui assure jalousement la formation, le recrutement et la carrière de ses musiciens ! Certes un grand chef impose une personnalité, un son, une identité à « son » orchestre surtout si le compagnonnage est d’une certaine durée.

Reprenons l’exemple de Berlin : on a longtemps loué (ou critiqué) le Karajan sound, ce fameux legato, cette somptuosité, cette onctuosité des cordes, et pour avoir eu la chance d’assister à quelques concerts « live », je peux témoigner qu’en concert on entendait vraiment l’orchestre comme au disque. Mais qu’on prenne d’autres enregistrements réalisés avec l’orchestre pendant l’ère Karajan, on n’entend pas le même son avec Böhm, Cluytens (l’intégrale des symphonies de Beethoven au début des années 60), Kubelik ou Maazel. Finalement tout ce que certains ont  reproché à Abbado ou Rattle – ils avaient abîmé, voire perdu ce fameux « son » berlinois ! –

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Chef permanent ou directeur musical ?

Les exemples cités plus haut sont ceux de patrons incontestés des phalanges qu’ils animaient, l’expression « chef permanent » avait tout son sens, même si ces grands chefs ne refusaient pas quelques invitations prestigieuses en dehors de leurs orchestres. Il y a belle lurette que l’expression est obsolète, et qu’on parle aujourd’hui de « directeur musical« .

Pourquoi cette évolution ? D’abord parce que plus aucun grand chef n’accepterait de se lier exclusivement à un orchestre… et qu’aucun orchestre ne supporterait plus de se retrouver semaine après semaine avec le même chef. Un directeur musical consacre en général de huit à douze semaines à « son » orchestre, indépendamment des disques et des tournées. Il ne cumule pas ou plus obligatoirement cette fonction avec celle de directeur artistique, autrement dit il n’est pas toujours l’unique responsable de la ligne artistique de l’orchestre.

Mais on continue à attribuer au chef/directeur musical un rôle, un pouvoir, une influence, qui ne correspondent plus à la réalité. Un orchestre vit, fonctionne, progresse grâce d’abord à la qualité de ses musiciens, à l’esprit collectif qui les anime, et bien sûr avec un management solide et compétent, sans lequel aucun chef, aussi prestigieux soit-il, ne peut exercer son art.

Il y a d’ailleurs un paradoxe étonnant : dans le domaine de l’opéra, on cite toujours l’intendant, le directeur, quand on évoque la Scala, le Met, l’Opéra de Paris (on parle de Rolf Liebermann, Hugues Gall, Gérard Mortier ou Stéphane Lissner), beaucoup plus rarement du directeur musical (même si, dans le cas de Paris, la personnalité de Philippe Jordan est incontestable). Dans le cas des orchestres, c’est le  contraire, comme si rien n’avait changé depuis le milieu du XXème siècle !

Faut-il un directeur musical ?

L’impasse dans laquelle se trouvent les Berliner Philharmoniker, qui ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur un profil incontestable pour succéder à Simon Rattle, est finalement assez significative.

Qu’attend-on aujourd’hui d’un directeur musical ? Le prestige lié à une star de la baguette, mais y a-t-il encore des stars de la baguette, comme l’étaient des Karajan, Maazel et même Abbado ? Les noms qu’on cite encore ont tous dépassé largement la septantaine (Barenboim, Jansons, Muti, Haitink..).  Le renouveau, le dynamisme de la jeunesse, mais au risque de l’inexpérience, et d’une déception rapide ? Certes, la génération montante ne manque pas de grands talents (les Nézet-Séguin, Bringuier, Nelsons, Dudamel, Afkham, Heras Casado, Denève, Petrenko (les deux, Kirill et Vassily), liste non exhaustive) qui sont sollicités partout, par tous les orchestres, au risque de n’avoir pas le temps de creuser leur sillon et de se forger une personnalité. Et la question qui fâche : quand l’une de ces jeunes baguettes arrive devant une phalange comme Berlin, qui dirige vraiment ? Le chef… ou l’orchestre ?

Pour répondre à la question posée en tête de ce paragraphe, je ne pense pas que des formations comme Berlin aient aujourd’hui réellement besoin d’un « directeur musical ». Pourquoi pas un nombre restreint d’invités privilégiés, qui couvrent de vastes répertoires et permettent des approches différentes. Ceux qui en pincent pour Thielemann et une certaine « tradition » germanique comme ceux qui ont apprécié les aventures de Rattle en terrain baroque, ceux qui aiment l’enthousiasme communicatif de Dudamel ou le panache de Nelsons y trouveraient tous leur compte.

Mais la question ne se limite pas à Berlin évidemment. Elle est pendante en France, à l’Orchestre de Paris (que Paavo Järvi quitte l’an prochain) où l’annonce d’un successeur se fait toujours attendre, ou à l’Orchestre National de France, où une réflexion a été entamée sans précipitation (et indépendamment des soubresauts de ces dernières semaines). Une chose est certaine pour ce dernier, il ne manque pas de très bons chefs, français notamment, pour le diriger, et l’histoire octogénaire de l’orchestre nous rappelle qu’on doit ses grandes et riches heures à des chefs… qui n’avaient ni le titre ni la responsabilité de directeur musical (Munch, Celibidache, Bernstein, Muti, même Maazel ne fut longtemps que « premier chef invité »), comme en témoigne l’indispensable coffret édité par Radio France et l’INA.

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Redécouverte

Le magazine Diapason en est à son troisième opus d’une série de « Discothèques idéales ». Après la musique de chambre de Mozart, une anthologie Chopin, voici que, dans le numéro de mars, le mensuel propose une double intégrale des Symphonies de Beethoven.

La-Discotheque-Ideale-de-Diapason-Volume-3-Beethoven_exact783x587_lSubjective, forcément subjective, cette sélection dans une telle multitude d’enregistrements, d’intégrales (parfois sous la baguette de récidivistes, comme Karajan).

Et on a beau jeu de repérer les absents, pas seulement chez les chefs récents – mais ce n’était sans doute pas le but de l’exercice – mais chez les contemporains des versions retenues, notamment au tournant des années 50/60. Deux grands regrets : Pierre Monteux et Ferenc Fricsay.

Je connais peu de visions aussi dionysiaques que celles du vétéran Monteux, qui à plus de 80 ans, grave une intégrale partagée entre Vienne et Londres de 1958 à 1962 pour Decca et Westminster. Vitalité, vivacité, énergie, poésie inaltérables. Malheureusement peu et mal rééditée.

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Mais autant Monteux m’est familier depuis longtemps dans ses Beethoven, autant j’avais oublié qu’un autre immense chef, trop tôt disparu en 1963 à 48 ans, Ferenc Fricsay, est, dans des tempi plus modérés que son aîné, d’une acuité, d’une précision narrative. tellement impressionnantes. Une Héroïque implacable, une 9e symphonie exceptionnelle avec un quatuor de solistes sans égal (Irmgard Seefried, Maureen Forrester, Ernst Haefliger, Dietrich Fischer-Dieskau)

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https://www.youtube.com/watch?v=rh9w3JvN75g

On avait signalé l’an passé (pour le centenaire de la naissance du chef hongrois) un premier coffret consacré au legs orchestral de Fricsay. On espère, on attend avec impatience la suite, opéra, musique sacrée…

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Le baron José

Il fêtera ses 75 ans l’été prochain. Le Figaro lui consacrait hier un bel entretien :http://www.lefigaro.fr/musique/2015/02/27/03006-20150227ARTFIG00024-jose-van-dam-le-maitre-chanteur.php. Il partage le même patronyme qu’un autre Belge qui n’a pas exactement les mêmes titres de célébrité : Van Damme, José, Libert, Alfred a préféré faire court – Van Dam – et comme Annie Cordy et quelques autres personnalités du monde de la culture, de la science ou de l’université, il a été fait baron par le roi des Belges. J’ai découvert hier le coffret de 10 CD que Warner consacre au grand baryton, puisant largement et intelligemment dans le fonds EMI. 71W-rkhF7gL._SL1417_   Pour compléter le tableau, il faudrait aller chercher chez Deutsche GrammophonVan Dam est pratiquement de tous les enregistrements de Karajan dans les années 70/80. C’est assez dire si le baryton belge a conduit sa carrière de manière exemplaire, sans tapage, sans chercher les feux de la notoriété. Mais un timbre, une diction, une musicalité reconnaissables entre tous. Difficile de faire un choix, simplement découvrir dans le coffret Warner quelques pépites, et retrouver avec bonheur les grandes mélodies françaises dont José Van Dam est un interprète privilégié.

Et parmi d’autres, un très grand souvenir, l’inoubliable Golaud de la production mémorable du Grand Théâtre de Genève de Pelléas et Mélisande de Debussy en février 2000 – dir. Louis Langrée, Orchestre de la Suisse Romande, avec Alexia Cousin (Mélisande) et Simon Keenlyside (Pelléas), mise en scène de Patrick Caurier et Moshe Leiser –

Personnalité(s)

La disparition de José Artur le 24 janvier dernier a suscité le même type d’éloges et de commentaires que ceux qui avaient suivi la mort de Jacques Chancel un mois plus tôt (https://jeanpierrerousseaublog.com/2015/01/25/lhomme-qui-aimait-les-autres/). Tout le monde a loué des voix uniques, des caractères bien trempés, bref, de fortes personnalités. Pourquoi devoir parler de « fortes » personnalités d’ailleurs, comme si c’était une espèce en voie de disparition !

Avoir une personnalité, du caractère, semble presque incongru, dans un univers où la conformité, le consensus, l’uniformité font loi. Dans le monde des médias, comme en politique. Et on admire Chancel, Artur, Pivot parce qu’ils osaient juste être eux-mêmes, sans se soucier de leur image, de leur paraître.

En musique, on vit aussi cette sorte d’affadissement, chez les créateurs comme chez les interprètes. Il reste heureusement – et on les y encourage – de ces personnalités qui n’existent pas en fonction du regard des autres et d’une opinion publique censée être homogène et unanime. On en a eu deux très beaux exemples, très différents, en ce début de semaine.

Gustavo Dudamel (photo ci-dessous) était pour le week-end à la Philharmonie de Paris avec son orchestre Simon Bolivar du Venezuela. Je suis loin d’aimer tout ce que fait ce jeune chef, on peut ergoter sur ses disques, son approche de Mahler, Beethoven ou Brahms, je ne sais pas si la 5e symphonie de Mahler qu’il dirigeait dimanche est conforme au droit canon des mahlériens patentés, mais Dudamel a ceci de différent de ses confrères, qu’il est une star, qu’il a une présence, une aura, un charisme qui ne sont qu’à peu d’interprètes. Bref c’est une personnalité !

Lundi c’était la première française du Concerto pour violon de Pascal Dusapin (ci-dessous), toujours à la Philharmonie. Qui nierait au compositeur – bientôt sexagénaire sous son allure juvénile – une place singulière dans le paysage musical mondial ? Dusapin n’est pas consensuel, ni conforme, il met même quelque volupté à se distinguer des courants dominants. Et nul parmi les milliers d’auditeurs qui ont réservé une longue ovation à l’interprète (Renaud Capuçon) et au compositeur, et qui n’appartiennent pas, loin s’en faut, au public initié à la musique contemporaine, n’a douté une seconde d’avoir assisté ce soir-là à l’éclosion d’un chef-d’oeuvre.

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La musique seulement

Un week-end à l’abri des tragédies du monde. Contraste absolu avec le dernier, tout entier consacré à préparer l’émission spéciale #SoiréeJeSuisCharlie diffusée de l’Auditorium de la Maison de la radio sur France 2, France Inter, France Culture, la RTBF, etc.

Des disques pour se retrouver, se ressourcer.

D’abord cet extraordinaire récital d’Arthur Rubinstein d’avril 1963 joint au numéro de janvier de Diapason (http://www.diapasonmag.fr/actualites/a-la-une/concert-inedit-de-rubinstein-en-1963-notre-indispensable-de-janvier-est-arrive)

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J’avais déjà une immense admiration pour le musicien et l’homme, ici je découvre un Beethoven torrentiel, un Schumann impétueux, et tout le reste prodigieux pour un pianiste de 81 ans devant un public hollandais captivé. Et quelle belle prise de son ! Indispensable !

Cela faisait un moment que j’avais le coffret de 3 CD sur ma table, pas eu le temps de l’ouvrir. Excellente idée, très bon texte, sélection intelligente des extraits, mais un défaut majeur : nulle part, ni sur les CD eux-mêmes, ni sur la couverture, ni dans le livret pas l’ombre d’une indication sur les interprètes. On reconnaît bien sûr les voix de Renata Scotto, Leontyne Price, Lucia Popp, on sait que tout est tiré du fonds RCA ou Sony. Dommage, vraiment dommage…

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Avant qu’ils ne soient, peut-être, distribués en France, on est allé chercher du côté de l’Italie, via amazon.it, deux coffrets bienvenus.

D’abord la suite des rééditions du legs Christopher Hogwood chez Oiseau-Lyre : après les indispensables coffrets Beethoven, Haydn, Mozart, Vivaldi, voici ses Bach (contenu des 20 CD : http://www.amazon.it/Bach-Recordings-Christopher-Hogwood/dp/B00Q2MK9II/ref=sr_1_1?s=music&ie=UTF8&qid=1421482197&sr=1-1&keywords=bach+hogwood). On va prendre le temps de déguster…

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Et puis tandis que Deutsche Grammophon s’apprête à rhabiller le coffret des Early Years de Lorin Maazel (mais rien de neuf, pas même les quelques disques berlinois jadis parus sous étiquette Philips), on apprécie ce regroupement des splendides Tchaikovski et Sibelius, et de quelques Richard Strauss, captés à Vienne – Maazel était dans sa trentaine – dans la miraculeuse Sofiensaal.

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C’est par Maazel et les Viennois que j’ai découvert, adolescent, les premières symphonies de Tchaikovski et surtout les symphonies de Sibelius, un coffret de vinyles déniché dans ce qui était alors une caverne d’Ali Baba pour les mélomanes aux Puces de Saint-Ouen. Là encore, un indispensable de toute discothèque !

https://www.youtube.com/watch?v=C9EE45xUVjA

Philharmonie

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On nous a demandé d’arriver bien à l’avance. L’inauguration de la Philharmonie de Paris doit être faite par le Président de la République et la Maire de Paris. Les alentours du grand vaisseau conçu par Jean Nouvel sur le vaste site du Parc de la Villette sont noirs de forces de l’ordre, mais personne ne songerait à s’en plaindre.

L’entrée est accessible par des escaliers mécaniques… déjà en panne ! Une joyeuse cohue est bloquée, dans le vent et la pluie qui commence à tomber, par une malheureuse employée qui tente de réguler le flot d’invités. Résistance de courte durée, un ancien ministre donne le signal de l’engouffrement, on a disposé six portiques de sécurité, pas sûr de leur efficacité.. Mais il y a peu de risques que le tout Paris qui se presse ait des intentions nuisibles.

On est d’abord guidé vers la salle de répétition au niveau inférieur, où il était prévu que, faisant d’une pierre deux coups, François Hollande présente ses voeux au monde de la Culture. La cérémonie a été maintenue, mais prend évidemment un autre caractère. Beaucoup de têtes connues, de collègues, d’amis (comme ceux que Le Figaro a épinglés dans son supplément Figaroscope du jour : http://www.lefigaro.fr/sortir-paris/2015/01/14/30004-20150114ARTFIG00039-les-13-figures-du-classique-a-paris.php). On nous prévient que le Président, revenant de Toulon où il a présenté ses voeux aux Armées, aura un peu de retard.

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L’émotion est palpable lorsque, tour à tour, Laurent Bayle qui a porté à bout de bras et de forces cet incroyable projet, Anne Hidalgo la Maire de Paris, puis François Hollande s’expriment. Tous disent que la Culture, et ce soir la Musique, sont la seule réponse à l’obscurantisme, au terrorisme, au fanatisme. Le Président décoche quelques traits en direction des « esprits chagrins », les mêmes qui critiquent, dénoncent, regrettent, avant de s’approprier le succès. On regrette que Jean Nouvel ait boudé cette inauguration. Eternelle question : fallait-il attendre que tout soit prêt, terminé, réglé, pour ouvrir cette salle ? C’était la même qui s’était posée pour l’inauguration de l’Auditorium de la Maison de la radio. Dans un cas comme dans l’autre, il y a encore beaucoup à faire, plusieurs mois de travaux, mais les lieux existent, enfin, et c’est heureux pour les artistes et pour le public.

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Première impression visuelle, une fois qu’on est parvenu à trouver la bonne entrée, le bon étage, le bon siège (les derniers ont été installés le jour même !), c’est chaleureux, enveloppant.

Le concert commence avec une bonne demie heure de retard, et d’une manière inattendue : une longue ovation salue l’arrivée au premier rang du balcon de François Hollande et de Manuel Valls. 

L’Orchestre de Paris prend place, Paavo Järvi dirige un programme un peu hétéroclite, mais destiné à mettre en valeur les qualités acoustiques et artistiques du lieu et des interprètes. Une courte pièce de Varèse qui parodie l’accord d’un orchestre, Sur le même accord de Dutilleux – avec Renaud Capuçon -, des extraits du Requiem de Fauré qui prennent une résonance particulière une semaine après la tuerie de Charlie Hebdo (avec Mathias Goerne et Sabine Devieilhe), le concerto en sol de Ravel par Hélène Grimaud, tout de blanc vêtue. L’entracte arrive vers 22 h 30. On en profitera pour parcourir les étages supérieurs, de vastes coursives désertes, inachevées, avec vue imprenable sur le périphérique. IMG_1720  IMG_1717

Le concert reprend à 23 h bien sonnées, on imagine qu’une bonne partie de la salle, le Président, le Premier ministre, se sont esquivés. On a tort, ils sont tous là jusqu’au bout, à l’exception d’un ancien ministre de la Culture… La seconde partie s’ouvre par la création du Concerto pour orchestre de Thierry Escaich, qui m’a confié s’être beaucoup investi dans cette oeuvre d’une trentaine de minutes. Le public apprécie, applaudit chaleureusement compositeur et musiciens. Et, comme à Radio France le 14 novembre, la soirée s’achève avec l’incontournable 2e suite de Daphnis et Chloé de Ravel. 

On retrouve les artistes, les équipes de la Philharmonie, Laurent Bayle enfin soulagé, quelques collègues… et le Premier Ministre et son épouse pour partager un dernier verre. Les pronostics vont bon train : la nouvelle salle va attirer le public, de nouveaux publics sans doute. On le lui souhaite. D’ailleurs l’Orchestre Philharmonique de Radio France y sera le 26 janvier, pour la création du Concerto pour violon de Pascal Dusapin

 

Le silence des larmes

Ce mercredi 7 janvier, vers midi, réunion dans mon bureau, à l’ordre du jour, un texte technique. Autour de la table, de proches collaborateurs, dont B. récemment arrivée auprès de moi. Une première « alerte » du Monde sur mon portable : fusillade à Charlie Hebdo. Ce n’est pas la première fois qu’on tire sur un journal, ni celui-ci en particulier. Quelques minutes plus tard, nouvelle « alerte », des morts cette fois. B. sort téléphoner, revient livide, elle a eu Philippe son mari au bout du fil. Charlie Hebdo, c’est leur famille, leurs amis… Nous arrêtons la réunion. La télé de mon bureau n’est pas branchée – je ne l’ai pas encore utilisée depuis mon arrivée – je consulte mon téléphone, personne n’a encore la mesure de la gravité de la situation. Je sors de la Maison de la radio, j’ai un déjeuner à l’extérieur, je prends le métro pour m’y rendre. Pendant le déjeuner, les nouvelles se précisent, terribles, dramatiques. Mais tout le monde n’est pas comme moi branché sur des sites d’information, les conversations continuent. Je reprends le chemin de la Radio en sens inverse, descends à la station Charles Michels, traverse la Seine et m’arrête à hauteur de la statue de la Liberté, la première de Bartholdy, le modèle de celle qui sera envoyée en Amérique. L’air est lourd, la ville est calme, on ne connaît pas encore l’identité des morts de Charlie Hebdo. Etrange pressentiment, sentiment de calme avant la tempête.

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Les rendez-vous reprennent : deux dames polonaises venues nous parler de Penderecki, d’autres questions liées à la musique contemporaine, le budget de la musique de chambre, bref l’ordinaire des jours.

Puis plusieurs échanges téléphoniques avec Mathieu G.. Il faut faire, dire quelque chose ce soir avant le concert de l’Orchestre National de France. Ajouter une pièce à un programme déjà – bien involontairement – placé sous le signe du recueillement ? Après les quelques mots, justes, sincères, du Président de Radio France devant un Auditorium bien garni, le Prélude de Lohengrin est joué avec une émotion et une intensité palpables par les musiciens du National et leur jeune chef Robin Ticciati.

Le concerto pour harpe d’Hosokawa transparent, aérien sous les doigts de Xavier de Maistre prolonge ce sentiment d’élévation qui s’est emparé de nous, et qui va culminer avec une Quatrième symphonie de Mahler et son Lied final (La vie céleste). Le public fait spontanément silence avant d’applaudir chaleureusement Camilla Tilling, le chef et l’Orchestre.

La soirée se termine chez Chaumette, qui accepte toujours de nous recevoir tard après le concert, et tous les convives éprouvent l’envie de se réconforter avec des nourritures et des vins roboratifs. Personne ne le dit, mais tout le monde sent bien que la tragédie du jour était dans tous les esprits et que ce concert était nécessaire pour surmonter l’effroi.

Entre-temps il a été décidé de rassembler les collaborateurs de Radio France le lendemain, jeudi, à 14 h 30 pour un moment de recueillement. Pour ne pas bouleverser le plan de travail de l’autre orchestre maison, l’Orchestre Philharmonique qui donne le soir le premier d’une série de trois concerts dirigés par Daniel Harding autour de Beethoven et Berg.  

Le plan Vigipirate alerte attentat a été déclenché, la Maison de la radio est sous haute protection, toutes les issues habituelles sont fermées, à une exception près. En sortant du restaurant, vers minuit, je constate une agitation inhabituelle, je comprends en voyant un imposant convoi toutes sirènes hurlantes que le Ministre de l’Intérieur vient de passer. Rentré chez moi, je consulte les dernières informations, longuement, je n’ai pas envie de dormir, je lis et relis les noms des victimes. Je n’y crois pas, on ne peut jamais croire à la mort, à la disparition de ceux qui nous sont chers, on ne fait que s’y résoudre.(Lorsque mon père est mort brutalement en décembre 1972, il m’a fallu plusieurs semaines pour réduire de cinq à quatre les couverts que je disposais sur la table de la salle à manger familiale). Je ne regarde pas les images de la télévision,  je n’ai pas envie d’entendre les experts, les politiques nous expliquer les causes, les raisons, les conséquences de l’attentat. Je réécoute le prélude de Lohengrin et je pleure doucement.

La nuit est courte, le réveil très matinal. J’écoute France Inter, le Premier Ministre est l’invité de Patrick Cohen. Je laisse un message à Mathieu G. : impossible de ne pas faire la minute de silence à midi précises comme toute la Nation. Puisque Beethoven est au programme de l’Orchestre Philharmonique, je vais demander à Daniel Harding et aux musiciens s’ils peuvent jouer l’allegretto de la 7e symphonie. Musiciens et chef donnent immédiatement leur accord, je n’en doutais pas. https://www.youtube.com/watch?v=J12zprD7V1k

L’émotion est considérable. Parmi les victimes de l’attentat d’hier, Bernard Maris, l’une des voix de France Inter, j’admire Mathieu Gallet et Laurence Bloch qui parviennent à aller jusqu’au bout de leur allocution. Ce matin devant l’orchestre, je n’y suis pas arrivé. Et maintenant, pendant qu’ils jouent Beethoven, je vois les musiciens, comme nous, en larmes…

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L’agenda de ce jeudi est bouleversé, les réunions se succèdent autour du président de Radio France, que faire ? comment faire ? Assez vite se forme l’idée d’une soirée d’hommage et de soutien, dès que l’on sait que la grande manifestation nationale aura lieu dimanche, et non samedi. La ministre de la Culture rend visite aux équipes de Radio France, avec elle et son cabinet on dessine plus précisément la forme et le contenu de l’hommage. En fin d’après-midi, je réunis les représentants des deux orchestres et du Choeur de Radio France, leur réponse ne m’étonne pas : ils veulent participer à cette soirée, même si tout doit être improvisé, préparé en un temps record.

Le concert du soir revêt, comme celui de mercredi, une intensité exceptionnelle : Christian Tetzlaff, Daniel Harding et le « Philhar » donnent une version violente, tendue, magnifique, du concerto pour violon de Beethoven. Suivront les Trois pièces op.6 de Berg, denses, et la 8e symphonie de Beethoven, d’une gravité inaccoutumée.

Aux premières heures de ce vendredi 9 janvier, réunion au sommet des équipes de  Radio France et de France Télévisions. On ébauche, la radio s’adapte, la télévision c’est nettement plus lourd, en moins de 48 h, il faut tout construire, même si on ne fait que filmer. Puis on se réunit avec les « patrons » de France Inter et France Culture et leurs équipes, on fait le canevas d’une soirée qui ne doit être ni triste ni étriquée : quelles personnalités convier ? des artistes, des humoristes, des musiciens ?

Une fois une première liste dressée, les coups de fil partent tous azimuts. On a décidé de se revoir dans l’après-midi, l’assistance s’est considérablement renforcée, la boîte de production contactée ce matin, les équipes de France 2. C’est maintenant décidé, on part sur une soirée en direct, l’heure et demie envisagée ce matin est intenable, on passe à trois heures. On change d’échelle, mais la Maison de la radio organise beaucoup d’événements ce week-end, des concerts à l’Auditorium, au Studio 104 (et la reprise des concerts de Jazz au 105 !). Or pour installer le plateau de la soirée de dimanche, il faut libérer l’Auditorium dès 14 h ce samedi. Pas d’autre solution que de transférer la répétition et surtout le concert de ce samedi soir prévus à l’Auditorium vers le Studio 104… Discussions un peu tendues avec les musiciens, qui ne comprennent pas pourquoi on doit les « déménager » 24 h avant l’événement. Les contraintes d’un direct télé de 3 heures ne sont pas forcément compatibles avec une exigence artistique parfaitement légitime. Sauf que personne ne pouvait prévoir l’attentat de mercredi, et encore mois la tuerie de ce vendredi à la Porte de Vincennes.

J’explique la situation à Daniel Harding, au violoniste Christian Tetzlaff, ils comprennent. Comme la veille, le concert de ce vendredi soir est incroyable d’énergie, de densité, de beauté. Copieux programme avec le Triple concerto de Beethoven (avec Lars Vogt, Christian Tanja Tetzlaff), en deuxième partie le Kammerkonzert et les trois fragments de Wozzeck de Berg, avec l’exceptionnelle Barbara Hannigan. Paavo Järvi s’est invité dans le public, heureux de découvrir l’Auditorium… et très inquiet de l’inachèvement de la Philharmonie qu’il doit inaugurer mercredi prochain ! Pascal Dusapin, Eric Tanguy, Philippe Schoeller sont là. Il est près de 23 heures quand nous débarquons, à quatorze, chez Chaumette, nous avons tous besoin de cette chaleur humaine, de boire et manger ensemble, de revivre aussi ces dernières heures, ces derniers jours.

10888478_10152642801682602_3062679517640005113_n (Daniel Harding et Barbara Hannigan)

Daniel Harding me confie ses projets. Celui que j’ai vu tout jeune remplacer au pied levé Simon Rattle en 1995 dans un Chant de la Terre mémorable au Châtelet, puis faire ses débuts dans le Don Giovanni de Peter Brook au festival d’Aix-en-Provence a une belle lucidité, une vraie vision de ce qu’est un chef d’orchestre aujourd’hui. « Un vrai chef commence à être bon à soixante ans »…! Il lui reste vingt ans pour le vérifier.

Deuxième nuit très courte, cette fois je n’échappe pas aux images des assauts lancés contre les terroristes. Le Président de la République a dit ce qui convenait. On aimerait que nulle querelle subalterne ne vienne entamer l’union nationale. Je crains que la trêve ne soit de courte durée…

Retour à Radio France ce samedi, la mise au point s’affine, les réponses arrivent, les artistes acceptent, la soirée de dimanche doit être digne, forte, puissante. Toute la maison de la radio est mobilisée. Fier d’appartenir à une communauté si généreuse.

Je ne me sens pas d’écrire à mon tour un texte d’analyse ou de réflexion sur les événements. Tant d’autres l’ont fait, et le feront, mille fois mieux que moi. Je livre ces deux textes, parfaits de fond et de forme, l’un de Jean d’Ormesson, l’autre d’un personnage sans doute peu connu en France, juriste extrêmement renommé en Belgique, naguère président de l’équivalent belge du Conseil Constitutionnel français, Lucien François :

L’émotion submerge Paris, la France, le monde. Nous savions depuis longtemps que, renaissant sans cesse de ses cendres, la barbarie était à l’œuvre. Nous avions vu des images insoutenables de cruauté et de folie. Une compassion, encore lointaine, nous avait tous emportés. La sauvagerie, cette fois, nous frappe au cœur. Douze morts, peut-être plus encore. Des journalistes massacrés dans l’exercice de leur métier. Des policiers blessés et froidement assassinés. La guerre est parmi nous. Chacun de nous désormais, sur les marchés, dans les transports, au spectacle, à son travail, est un soldat désarmé. Nous avions des adversaires. Désormais, nous avons un ennemi. L’ennemi n’est pas l’islam. L’ennemi, c’est la barbarie se servant d’un islam qu’elle déshonore et trahit. Les plus hauts responsables de l’islam en France ont dénoncé et condamné cette horreur. Il faut leur être reconnaissants.

La force des terroristes, c’est qu’ils n’ont pas peur de mourir. Nous vivions tous, même les plus malheureux d’entre nous, dans une trompeuse sécurité. Nous voilà contraints au courage. L’union se fait autour des martyrs libertaires d’un journal défendant des positions qui n’étaient pas toujours les nôtres. Des journalistes sont morts pour la liberté de la presse. Ils nous laissent un exemple et une leçon. Loin de tous les lieux communs et de toutes les bassesses dont nous sommes abreuvés, nos yeux s’ouvrent soudain sous la violence du coup. Nous sommes tous des républicains et des démocrates attachés à leurs libertés. Mieux vaut rester debout dans la dignité et la liberté que vivre dans la peur et dans le renoncement. Devant la violence et la férocité, nous sommes tous des Charlie Hebdo. (Jean d’Ormesson, Le Figaro, 7 janvier 2015)

On entend dire sur les ondes que l’heure est à la « lutte contre le radicalisme ». J’espère qu’on veut dire : le fanatisme ; pourquoi ne pas le dire proprement ? Craint-on de le dire trop crûment, comme lorsqu’on admoneste les « parvenus » en pensant « corrompus » ? L’émotion, surtout collective, obscurcit l’esprit. Il n’y a absolument rien de blâmable à être radical, pourvu naturellement que la direction soit bonne ; ce qui est inadmissible, c’est l’autoritarisme de la conviction, non le caractère plus ou moins « extrême » de son contenu. N’utilisons pas l’émotion publique pour stigmatiser les opinions nettes, les opinions qui ont des angles, et l’expression de telles opinions. La modération me paraît souvent préférable, mais elle n’est pas obligatoire. Dire à un assassin par intolérance qu’il est radical, c’est presque lui faire un compliment car il est fier de l’être, alors qu’il ne se sait pas fanatique ni barbare, ce qu’il est pourtant. (Lucien François, sur Facebook le 9 janvier 2015)

Parasites

Comme auditeur de musique, je n’ai jamais été un puriste, un fanatique de haute-fidélité ou d’appareils dernier cri. Sans doute parce que je préfère la vie à la perfection technique, la rumeur du concert au silence glacé d’une chaîne hi-fi.

En revanche, je fais attention au matériel que j’utilise en écoute ambulatoire – c’est comme cela que disent les spécialistes ! – dans ma voiture ou au casque. Pas de publicité ici mais je suis abonné depuis longtemps à une marque américaine spécialiste de la spatialisation du son.

Et on entend parfois, souvent même, de drôles de choses au casque, toutes sortes de bruits parasites, même dans des enregistrements dits « de studio », donc sans public. Loin de me gêner, ces bruits sont comme des restitutions de moments de vie, échappés aux ciseaux du montage, et donnent une proximité parfois indiscrète avec l’interprète.

Quelques exemples :

Ayant acheté mon premier lecteur de CD aux Etats-Unis en 1989, et quelques enregistrements de mon cher Thomas Beecham – c’était encore l’époque des immenses magasins Tower Records dans chaque ville importante – j’écoute au calme, et au casque, dans ma chambre d’hôtel la Symphonie fantastique gravée par le chef anglais, dans une superbe stéréo, avec l’Orchestre National. Peu après le début du 2e mouvement « Un bal« , j’entends un téléphone sonner, j’ôte mon casque, décroche le combiné de ma chambre. Personne. Je recommence trois fois l’écoute du mouvement, et à chaque fois, je suis interrompu par une sonnerie…Je finis par comprendre que c’est celle d’un téléphone indiscret d’une pièce voisine du studio d’enregistrement… que le monteur n’a pas entendu ou a négligé d’enlever. Allô ! ici Hector….

Je n’ai pas vérifié dans les éditions ultérieures si l’on avait ou non corrigé ce bruit original !

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Autre spécialité assez répandue, surtout chez les pianistes vieillissants, les bruits d’ongles sur les touches du clavier ! Recordman toutes catégories : Claudio Arrau. On se demande si les ingénieurs du son de Philips ont fait semblant de ne pas entendre ou s’ils n’ont pas osé demander au vieux maître chilien de se couper les ongles ! Idem dans certaines captations de Sviatoslav Richter.

Evidemment Glenn Gould a donné le ton, quasiment impossible d’entendre seulement le piano sans un « accompagnement » vocal plus ou moins accordé…

Chez les violonistes, c’est la respiration qui s’invite, parfois peu discrète, mais toujours à l’unisson du jeu de l’interprète, comme le prolongeant, lui faisant écho. Particulièrement sensible dans les pièces pour violon seul (Bach, Paganini, Bartok). Cela ne vaut que pour des enregistrements anciens, malheureusement on fait disparaître cela au montage dans les CD récents (comme ce beau coffret de Tedi Papavrami)

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Les pianistes et les violonistes ne sont pas les seuls à… s’exprimer de la sorte, certains chefs d’orchestre n’échappent pas à cette forme particulière d’expression. Charles Munch était, semble-t-il, coutumier de certains rugissements, Armin Jordan – que j’ai mieux connu et de plus près – ahanait et soufflait, dans le feu de l’action, et les preneurs de son de la radio suisse romande ou d’Erato avaient parfois du mal à masquer cet enthousiasme. Dans certains disques, en dressant l’oreille, on parvient à entendre ces émissions si caractéristiques du grand chef suisse, ce qui nous le rend plus proche encore si c’est possible.

Rien de tel n’est audible dans le 4e mouvement de la 4e symphonie de Mahler, « Das himmlische Leben / La vie céleste », qu’Armin Jordan dirigea en mai 2006 à Liège, quatre mois avant sa mort…

En revanche, beaucoup de bruits de podium, de chaises, de plancher, de pupitres dans les prises de son très spectaculaires (et très proches) qui étaient la marque des labels américains dans les grandes années de la stéréo triomphante (fin des années 50 et 60). C’est très sensible dans les prises de Bernstein à New York, mais personnellement j’adore  ce qui ajoute encore au frémissement du moment, à l’engagement physique du chef… On est très gâtés en ce moment avec les imposantes rééditions du considérable legs discographique du compositeur/chef américain.

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Et parfois même chez un perfectionniste comme Karajan, on entend de bien étranges choses : enregistrements faits trop vite ? erreurs de montage ? Ainsi dans un CD plutôt lourdingue d’ouvertures d’Offenbach, le rare Vert-Vert, avec un beau cafouillage rythmique que personne n’a corrigé. Une explication dans ce documentaire ?

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