Le tralala de Suzy

Suzy Delair qui avait fêté ses 100 ans le 31 décembre 2017 s’est éteinte doucement ce dimanche à 102 ans.

Je reprends ici l’hommage autorisé et ému que lui rend l’ami Benoît Duteurtre dans Le Point :

Voici quelques années, un de ses admirateurs avait cru bon de la saluer dans un article intitulé La Doyenne. Oubliant l’hommage, Suzy Delair s’était fâchée, elle qui, à 90 ans passés, demeurait une femme extraordinairement vive. En 2017, après la disparition de Danielle Darrieux, elle est pourtant devenue, bel et bien, la doyenne du cinéma et du music-hall français. Elle vient de s’éteindre dimanche 15 mars à l’âge de 102 ans, mais son nom figure déjà dans l’Histoire, notamment pour le rôle de Jenny Lamour dans Quai des Orfèvres(1947), souvent classé parmi les chefs-d’œuvre du cinéma ; ou pour sa merveilleuse interprétation de La Vie parisienne d’Offenbach dans la célèbre version de la compagnie Renaud-Barrault. Et on éprouve un léger vertige en songeant que cette femme qui vient de nous quitter avait joué le premier rôle féminin… du dernier Laurel et Hardy ! Quant à tous ceux qui la connaissaient, ils ne sont pas près d’oublier le tempérament de cette Parisienne à l’esprit rapide, aux mots bien trouvés, à l’amitié exigeante et fidèle, et à la mémoire extraordinaire qui résumait un siècle d’histoire du spectacle.

Peut-être était-elle, d’ailleurs, la dernière représentante d’un type de Parisienne populaire, piquante, insolente, vivant pour la scène mais aussi pour l’amour, comme l’avaient été Mistinguett ou Yvonne Printemps. Fille d’un artisan et d’une couturière, Suzette Delaire (de son nom d’état civil) avait grandi dans cette ville où elle avait commencé dès les années trente, encore adolescente. « Petite femme » d’opérette, aux Bouffes Parisiens et au Châtelet, elle avait cultivé son double talent d’actrice et de chanteuse. Elle partageait alors une chambre avec la jeune Darrieux, sa presque jumelle ; mais celle-ci était devenue vedette à quatorze ans, tandis que Delair enchaînait les petits rôles. Sa rencontre avant-guerre avec Henri-Georges Clouzot allait tout changer. Devenue sa compagne, elle passe en haut de l’affiche dans Le Dernier des six en 1941, puis L’Assassin habite au 21 en 1942. Cette même année, elle figure parmi les invités du très contesté voyage officiel des artistes en Allemagne où elle accompagne Darrieux, Albert Préjean ou Viviane Romance.

La fin des années quarante et le début des années cinquante voient culminer sa carrière cinématographique avec des films comme Quai des Orfèvres (et sa fameuse chanson du « tralala »), Pattes blanches de Jean Grémillon (1949), Lady Paname d’Henri Jeanson (1950), Le Couturier de ces dames en duo avec Fernandel (1955), Gervaise de René Clément (1956), et même Rocco et ses frères de Visconti (1960) où son apparition est aussi brève que remarquée. Elle se sépare de Clouzot, mais poursuit activement sa carrière musicale (celle qu’elle préfère peut-être), enchaînant tours de chant, disques et opérettes. C’est ainsi qu’à Nice, en 1948, elle interprète devant Louis Amstrong C’est si bon – chanson qui n’a pas encore connu le succès et que le trompettiste reprend pour en faire un tube mondial. Elle est également tête d’affiche de revues à l’ABC, Bobino ou l’Européen. Et quand elle joue en 1958 le rôle de Métella dans La Vie parisienne, puis dix ans plus tard La Périchole au théâtre de Paris, tous s’accordent pour la désigner comme une offenbachienne hors pair.

20158503lpw-20158534-embed-libre-jpg_6980707Suzy Delair et Miou-Miou dans Les aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury (1973)

Suzy Delair était une artiste exigeante, traqueuse, perfectionniste, au caractère parfois difficile ; c’est pourquoi elle a préféré, progressivement, s’éloigner de la scène et des plateaux. Sa tonicité n’a rien perdu pour autant, comme on le voit dans Rabbi Jacob, son dernier rôle marquant d’épouse dentiste et survoltée. Elle n’a pas eu d’enfants mais elle demeurait pour ses proches une amie incomparable par sa personnalité, son intelligence et sa mémoire capable de restituer mille anecdotes précises sur le music-hall d’avant-guerre. En 2006, Renaud Donnedieu de Vabres l’avait promue Officier de la Légion d’honneur. En 2007, avec tous ses amis, elle fêtait ses 90 ans au Fouquets. Dommage que les César ne lui aient jamais rendu l’hommage que sa carrière méritait. Depuis quelques années, très fatiguée, elle s’était retirée dans une maison de retraite du 16e arrondissement où ses proches ont fêté ses 100 ans, le 31 janvier 2017, avant qu’elle s’éteigne peu à peu dans la discrétion, mais toujours lucide. » (Benoît Duteurtre, Le Point, 16 mars 2020)

https://www.youtube.com/watch?v=-6Y_l5HulLU

Benoît Duteurtre avait reçu Suzy Delair dans son émission sur France Musique, à réécouter ici : Etonnez-moi Benoît, Spéciale Suzy Delair.

https://www.youtube.com/watch?v=Mm049Pa4Lcg

Universal France avait publié il y a quelques années une jolie série de disques qui illustrent parfaitement l’art incomparable de diseuse et de chanteuse de Suzy Delair.

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En ces temps de confinement sanitaire, l’occasion nous est redonnée de revoir l’actrice, d’écouter la chanteuse, de revivre une sorte d’âge d’or dont Suzy Delair était la dernière représentante.

Offenbach méritait mieux

On a assez loué ici les qualités de deux coffrets majeurs, sortis ces derniers mois, publiés par Warner, pour honorer Debussy (De la belle ouvrage) puis Berlioz  (Le père Berlioz)

pour ne pas avouer une vraie déception à propos d’un coffret qu’on attendait, qu’on espérait (Et Offenbach ?)

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Déception quant au contenu et à la présentation pour le moins approximative qui est faite du compositeur, de son oeuvre, et du contexte musical et historique de son activité parisienne.

Certes il était inenvisageable d’imaginer une intégrale, puisque tant d’ouvrages restent à découvrir, à enregistrer. Mais, comme Warner l’avait fait pour Berlioz par exemple, il eût suffi de rassembler des versions parues chez d’autres éditeurs d’oeuvres dont il n’existe souvent qu’un unique enregistrement (je pense aux Fées du Rhincaptées en 2003 à Montpellier dans le cadre du Festival Radio France).

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La composition de ce coffret ne laisse pas d’intriguer. À qui cette édition est-elle destinée ? au public français, à l’auditoire allemand ?

Orphée aux Enfers, La belle Hélène, La Vie parisienne, Les Contes d’Hoffmann, bénéficient de versions en français et en allemand. Quant à La Grande Duchesse de Gérolstein, elle n’a droit qu’à des extraits en français (alors qu’il y a au moins deux versions qui font autorité, celle de Michel Plasson avec Régine Crespin – mais chez Sony – et celle de Marc Minkowski avec l’irrésistible Felicity Lott…. chez Warner !

Certes, cette Grande Duchesse, comme d’irrésistibles Orphée aux enfers et Belle Hélène ont fait l’objet d’un coffret de référene, mais pourquoi avoir écarté ces réussites récentes ?

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Les versions germaniques ne sont pas dénuées d’intérêt, et il est vrai qu’Offenbach est régulièrement joué, en allemand, dans les théâtres outre-Rhin. Pas sûr, cependant, que l’adéquation stylistique soit toujours au rendez-vous avec des chanteurs plus habitués à l’opérette viennoise, comme Anneliese Rothenberger, Adolf Dallapozza ou même Dietrich Fischer-Dieskau

Quant au choix des versions retenues, dans un catalogue très fourni, les fonds EMI ou Erato, on n’est pas surpris que Michel Plasson se taille, justement, la part du lion (avec les équipes brillantes qu’Alain Lanceron rassemblait à Toulouse, Jessye Norman, Teresa Berganza, Mady Mesplé, etc…On l’est plus du choix d’une version des Contes d’Hoffmann, celle de Sylvain Cambreling qui n’a, dans les principaux rôles, que des interprètes non francophones (Neil Schicoff, Ann Murray, Rosalind Plowright, etc..), alors que le même éditeur a une version, autrement plus convaincante, et tout aussi brillante, celle qui rassemble Roberto Alagna, Natalie Dessay, José Van Dam...

Rien de l’Offenbach violoncelliste, alors que Warner vient de publier une magnifique version d’Edgar Moreau !

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Maigres « compléments » un disque « d’airs célèbres » avec Jane Rhodes et Roberto Benzi et la version archi-connue de Gaîté parisienne (dont on précise qu’il s’agit de la « version orchestrale », comme s’il en existait une autre ??) de Manuel Rosenthal, avec un orchestre de Monte-Carlo en très petite forme et mal enregistré. Pourquoi ne pas avoir retenu le chic, le charme et le fini orchestral de Karajan avec le Philharmonia (en 1958) ?

L’affaire se corse avec le livret qui accompagne ce coffret. Je ne suis, de loin, pas un spécialiste d’Offenbach, et je fais confiance à ceux que j’ai déjà cités (voir Et Offenbach ?pour nous éclairer sur le personnage et son oeuvre.

Entre approximations, généralités, vulgarité, et fautes de syntaxe, on est gâté : à propos des Contes d’Hoffmann « on dispose de trop de matériau, dont on ne sait pas ce qu’il en aurait fait », Saint-Saêns est traité au passage de « vieux cochon », La belle Hélène est qualifiée de « persiflage gréco-latin bourré d’anachronismes délirants« . On sera heureux d’apprendre qu’un ouvrage comme Le Pont des soupirs dont il n’existe, à ma connaissance, aucune version en CD, fait partie des « tubes immortels » d’Offenbach, et on pourra se dispenser de lire d’invraisemblables développements sur les « diverses appellations des oeuvres lyriques d’Offenbach : opérette, opéra-bouffe, opéra-comique, opérette-bouffe, opéra-bouffon, opéra-féerie.. des termes qui se marchent quelque peu sur les pieds (sic) !

Déception donc ! Offenbach méritait vraiment mieux.

On se console avec Felicity Lott :

et avec ce double album de l’impayable Régine Crespin.

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