Carmen était un homme

Au diable le coronavirus, les municipales (j’y reviendrai !), la réforme des retraites, je consacre ce billet à un personnage que seule une récente parution discographique relie à l’actualité. Un musicien qui ne dit rien à personne, hormis quelques aficionados comme moi, et qui pourtant intrigue : son prénom d’abord, Carmen ! Son nom aussi, Dragon.

Comme l’ont été à Boston, Arthur Fiedler, ou Cincinnati Erich Kunzel, Carmen Dragon a été, en Californie, l’archétype du génial touche-à-tout américain, compositeur, arrangeur, chef, showman. Et à ce titre, comme ses confrères, il a sans doute, sûrement même, plus fait pour la diffusion de la musique classique au plus grand nombre que beaucoup de ses collègues plus « sérieux ».

Ce qui frappe, à l’écoute des 17 (!!) CD de ce coffret un peu fourre-tout, c’est l’extrême qualité des interprétations quelque soit le genre abordé – classique, musiques de film, comédie musicale, standards de jazz -, la classe, la virtuosité jamais racoleuses d’une baguette qu’on pourrait sans problème comparer à de plus illustres.

J’avais consacré une longue chronique, à l’été 2015, à ces musiques et ces musiciens que les culs coincés sont prompts à trouver de Mauvais goût.

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Qui est donc Carmen Dragon, né le 28 juillet 1914, mort le 28 mars 1984 ?

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Le jeune Dragon nait à  Antioch en Californie. Ses parents sont des immigrants italiens. Déjà au lycée de sa ville natale, il compose des chansons. L’une d’elle Forward, Antioch! est jouée lors d’un spectacle scolaire il y a très exactement 90 ans, le 28 février 1930. Un journal local félicitera « la jeune fille Carmen Dragon » auteur de cette chanson !

Carmen Dragon va très vite s’engager dans une activité qu’on  appellerait aujourd’hui multimedia ! À 21 ans il crée son propre orchestre, il travaille pour le cinéma – il récolte un Oscar en 1945 pour la musique de Cover Girl 

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A la tête du Hollywood Bowl symphony orchestra Il anime une émission à destination du jeune public, sur la chaîne NBC, The Standard School Broadcast, qui durera près de 50 ans !

Il réalise quantité d’arrangements, souvent de compositeurs contemporains.

Son arrangement le plus célèbre dans le coeur des Américains est celui qu’il a réalisé de l’hymne America the Beautiful

On trouve tout cela dans ce coffret de 17 CD, les enregistrements réalisés dans les années 50 et 60 (pour beaucoup dans une superbe stéréo) pour Capitol Records.

Le parcours d’une vie

Le 13 septembre dernier avait lieu, à Londres, la cérémonie des Gramophone Classical Music Awards 2018, sans doute les récompenses les plus attendues dans le milieu de la musique classique, une quinzaine, cette année, qui ont honoré plusieurs artistes et labels français (voir le palmarès ici : Gramophone Awards 2018). 

C’est au grand chef estonien, Neeme Järvi, 81 ans, qu’a été décerné une sorte de Grammy d’honneur, a Lifetime Achievement Award.

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J’ai déjà raconté comment et quand j’ai rencontré Neeme Järvi et travaillé avec lui (lire : Dans la famille Järvi, le père)

Je pense qu’il détient le record absolu, sinon du nombre de disques, en tous cas de la variété des répertoires et des compositeurs enregistrés, pour trois labels qui l’ont suivi dans son insatiable appétit de découverte.

lifetimeachievement_specialawards2018_gramophone« Je me demande parfois si Neeme Järvi n’est pas plus intéressé par le studio d’enregistrement que par la salle de concert. Par curiosité, j’ai passé une heure à lister les compositeurs dont Järvi a enregistré la musique, un total de 111 ! Le décompte est extraordinaire, plus de 400 CD (Karajan ne doit pas être loin en nombre de disques, Svetlanov non plus en nombre de compositeurs russes et soviétiques) mais personne n’a jamais embrassé un répertoire aussi vaste.

Neeme Järvi est apparu sur la scène musicale à peu près en même temps que le CD. Avec BIS et Chandos, il trouvait des maisons de disques qui étaient prêtes à sortir des sentiers battus. Plutôt que d’imiter les Karajan et Solti dans le coeur du répertoire symphonique, ils ont choisi d’explorer des répertoires peu, voire pas du tout abordés par les majors. Ce furent donc les symphonies de Sibelius et de Prokofiev plutôt que Beethoven et Brahms, Stenhammar plutôt que Schumann. Et avec Järvi, ils avaient un chef d’orchestre qui s’épanouissait dans le studio d’enregistrement. Son modus operandi consistait à dire à ses musiciens, alors qu’ils affrontaient une musique inconnue, «Regardez-moi. Suivez-moi – et ils l’ont fait, jouant souvent mieux qu’ils ne le pensaient. Comme l’indique le fils de Neeme, Paavo, «ses musiciens lui font confiance parce qu’il est un chef d’orchestre fiable, jamais ennuyeux. S’il a besoin changer quelque chose dans la minute, il peut le faire plus rapidement que quiconque, car il a la technique. Une autre chose est que je ne connais pas un seul musicien qui veut simplement faire le travail aussi efficacement que possible. Ils veulent faire de la musique et se sentir au milieu d’un processus créatif.

Revenons à 1985 et à son enregistrement avec l’Orchestre National Écossais de la Sixième Symphonie de Prokofiev pour Chandos, et vous êtes confronté à la plus grande perfection musicale (emblématique des valeurs de production de Chandos). Les cordes ont de l’intensité et de la puissance, mais elles ont aussi une souplesse qui donne l’impression d’être sculptée dans l’instant par le chef d’orchestre. Comme Robert Layton l’a écrit lors de la distinction de l’Orchestral Award en 1985, «un orchestre de second rang jouant avec un engagement total peut souvent être plus passionnant qu’un pilote de luxe à bord d’une phalange en roue libre». Neeme Järvi deviendrait un acteur clé de ce Brave New World, défendant le rare et l’inconnu et livrant toujours d’excellentes performances (un jeune chef d’orchestre m’a récemment demandé s’il était vrai que Neeme Järvi pouvait ouvrir une partition et, plus ou moins à première vue, en donner une bonne lecture. Je pense que la réponse est «oui»!).

Que ce soit en Écosse, en Suède, aux Pays-Bas, en Suisse, aux États-Unis ou dans son pays natal, l’Estonie – tous des pays dans lesquels il a été directeur musical – Järvi a continué à explorer et à défendre les plus vastes répertoires.. Sa série de BIS consacrée aux 10 symphonies d’Eduard Tubin, a été une formidable découverte pour beaucoup d’entre nous, une des premières sources de l’extraordinaire richesse musicale de l’Estonie

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À 81 ans, Neeme Järvi reste une source d’inspiration. Les orchestres adorent travailler avec lui car il fait ressortir le meilleur de chaque joueur. Les jeunes musiciens l’aiment parce qu’il connaît parfaitement son métier; ce n’est pas pour rien qu’il a appris son métier à Leningrad, observant et absorbant le talent de chefs d’orchestre comme Sanderling et Mravinski. Pour ses deux fils chefs d’orchestre, Paavo et Kristjan, il est le père dont tout musicien en herbe doit rêver » (James Jolly, in Gramophone)

Chandos chez qui Järvi a constitué l’essentiel de sa considérable discographie publie un coffret de 25 CD, qui certes témoigne de l’incroyable variété des répertoires abordés par le chef estonien, mais ne donne qu’une image très partielle d’un corpus discographique unique au monde…

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Détails du coffret à voir sur Bestofclassic

(On trouve ce coffret à prix réduit sur : Presto Classical)