La Révolution décrépite

Décrépitude :  Dégradation, délabrement physique et intellectuel dû à une extrême vieillesse (Littéraire. Décadence d’une société, d’une civilisation) selon Larousse

Tout juste retour de Cuba, j’aurais vraiment du mal à confier mon enchantement, à reprendre tous les clichés attachés à l’île et à ses habitants, encore moins à faire l’éloge d’un régime cacochyme.

« Il a trahi l’espoir de millions de Cubains. Pourquoi les révolutions tournent-elles toujours mal ? Et pourquoi leurs héros se transforment-ils systématiquement en tyrans pires que les dictateurs qu’ils ont combattus ? » C’est par ces mots que Juan Reynaldo Sanchez conclut ses Mémoires. Il a été au coeur du système, du pouvoir castriste, il dit beaucoup de choses, et notamment la foi inébranlable qui l’animait, lui et ses compagnons, dans les capacités, l’envergure, le charisme de Fidel Castro. Mais lui aussi, comme tant de milliers de ses compatriotes, a fini par ne plus y croire.

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Dans un pays si beau, si riche, comment, en 2016, en est-on arrivé à ce degré de sous-développement, de totale inadaptation au monde moderne, de pénurie généralisée ? Alors que toute l’activité économique, le tourisme, l’hôtellerie sont évidemment gérés par des entreprises d’Etat entre les mains d’un clan, d’une famille même, les frères Castro, Fidel et Raul, et bien sûr plusieurs des fils du Lider Maximo et de l’actuel président.

IMG_5356(Un improbable monument à la gloire de la Révolution et du héros national José Marti)IMG_5355(Le siège de la présidence)(Etape obligée, la Place de la Révolution, l’emblème, le centre du pouvoir castriste, l’une des places les plus laides et mal fichues du monde, traversée de poteaux électriques, sans grâce ni perspective !)

Pas un seul secteur ne fonctionne normalement et c’est d’autant plus scandaleux que le touriste est plumé jusqu’au fond de son portefeuille, puisqu’il ne peut payer qu’en pesos convertibles (CUC) qui valent 25 fois la monnaie (CUP) utilisée par la population locale. Tout est cher, mais jamais la qualité de la prestation n’est en rapport avec le prix payé : hôtels, restaurants, location de voitures (cela mériterait un sujet à soi seul, un pur scandale, unique au monde !), biens courants, etc.

Mais finalement le touriste que j’ai été pendant trois semaines n’aura pas eu à subir longtemps ces inconvénients. Les Cubains, eux, vivent l’enfer au quotidien. Que ce soit à La Havane ou dans des villes de moindre importance, toutes les boutiques sont sinistrement vides. Ou comme aux temps glorieux (!!) de l’URSS des années 60, les files s’étendent sur plusieurs mètres devant les magasins de nourriture (pain, viande, riz) et les ménagères qui ont réussi à se faire conduire jusqu’à la ville repartent avec ce qu’elles ont trouvé. Je me suis trouvé exactement plongé dans mes souvenirs de voyage en Hongrie et en Roumanie de l’été 73 !

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Bien sûr, les amateurs de vieilles américaines jubilent : La Havane en a la plus belle collection au monde, avec, le plus souvent, les pièces d’origine, et des moteurs trafiqués pour fonctionner avec du carburant hyper polluant. Quelques Lada, Moskvitch, du temps où le grand frère soviétique soutenait le régime communiste qui avait mis en échec le tout puissant voisin américain (le piteux épisode de la Baie des Cochons). Des cars brinquebalants, des camions, ou faute de mieux des carioles à cheval ou des chars à boeufs, sur des dizaines de kilomètres, en dehors de la capitale, on ne voit pas une voiture hors quelques modèles modernes loués à prix d’or aux touristes. Evidemment pas de panneaux routiers ou si peu… (un petit malin a inventé une application GPS qui fonctionne – très bien – sans internet !).

Internet justement ! Le monde entier s’y est mis, même les régimes répressifs comme la Chine n’ont pas résisté. À Cuba, c’est un monopole d’Etat, qui monnaie très cher ses (très médiocres) services. Il faut voir les files d’attente devant les rares distributeurs de cartes Wi-Fi, ou accepter de payer l’heure de connexion 4 ou 5 € à l’hôtel… lorsque le système n’est pas en panne…

Je n’ai pas le coeur d’insister sur ce que j’ai vu dans les rues qui furent belles du vieux quartier de La Havane Habana Vieja. Malgré certaines belles rénovations, financées par le tourisme, l’état de délabrement est tel, les conditions de vie des habitants si répugnantes, qu’on se demande comment le pays peut encore s’en sortir. On n’a même plus envie de sourire à la lecture des slogans éculés sur les lendemains radieux de la Révolution, comme on a trouvé pathétiques ces voeux accrochés partout pour les 90 ans du fantôme qui règne encore sur Cuba, grâce à la poigne de fer de son frère Raul.

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Je ne regrette pas ce séjour – j’y reviendrai pour la partie musicale – mais j’ai l’étrange impression de sortir d’un mauvais rêve.

 

 

William et Elizabeth

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Ce n’est pas l’histoire d’une reine nonagénaire et de son arrière-petit-fils telle qu’elle est saisie sur cette photo d’Annie Leibowitz.

Mais d’une autre Elizabeth, la première du nom, et du plus célèbre poète et dramaturge anglais, mort il y a 400 ans, le 23 avril 1616, dans sa ville natale Stradford-upon-Avon, William Shakespeare.

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Loin de moi la prétention d’évoquer dans ce simple billet la contribution considérable de la souveraine et du dramaturge à la musique. Je me demande si Shakespeare ne détient pas le record d’ouvrages qui ont inspiré les compositeurs de toutes nationalités et cultures depuis quatre siècles…

Restons-en à ces ouvrages nés sous le règne (44 ans !) de la dernière des Tudor (https://fr.wikipedia.org/wiki/Élisabeth_Ire_(reine_d%27Angleterre) et particulièrement aux comédies surgies de l’imagination de Shakespeare pendant cette période.

Much ado about nothing / Beaucoup de bruit pour rien (https://fr.wikipedia.org/wiki/Beaucoup_de_bruit_pour_rien) : Berlioz s’en inspire librement pour son opéra Béatrice et Bénédict. Le grand Colin Davis a laissé trois enregistrements de l’oeuvre, tous avec le London Symphony, le dernier en date capté en concert quelques mois avant sa mort.

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En décembre 2009, Sir Colin avait reçu la Queen’s Medal for Music des mains de la reine.

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LONDON, ENGLAND – DECEMBER 08: HM Queen Elizabeth II presents the Queen’s medal for music to conductor Sir Colin Davis at Mansion House on December 8, 2009 in London, England. The Queen was at Mansion House to see a performance by the London Symphony Orchestra and to present The Queen’s medal for Music to Sir Colin Davis. (Photo by Chris Jackson/Getty Images)

Le tout jeune Erich-Wolfgang Korngold (1897-1957) écrit en 1919 une musique destinée au Burgtheater de Vienne, il la transformera en suite pour grand orchestre :

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The Merry Widows of Windsor / Les joyeuses commères de Windsor est une comédie qui résulte d’une commande d’Elizabeth qui souhaitait retrouver le personnage truculent de Falstaff déjà présent dans Henri IV. Les deux plus célèbres avatars lyriques sont évidemment le dernier opéra de Verdi, mais aussi l’ouvrage éponyme d’Otto Nicolai, dont on ne donne souvent que l’ouverture.

Pour le Falstaff de Verdi , les références sont légion. On jettera une oreille plus qu’attentive à un « live » assez extraordinaire de 1993 où l’on retrouve Solti à la tête de l’orchestre philharmonique de Berlin, et dans le rôle-titre le grand José Van Dam

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Quant à l’ouvrage de Nicolai, le choix est plus restreint, une belle version Kubelik (Decca), et une récente réédition de la collection Electrola avec le Falstaff immense de Gottlob Frick et le Fenton lumineux de Fritz Wunderlich.

81WuzCFpQZL._SL1425_Suite demain de ce panorama de la comédie shakespearienne mise en musique…

La reine et la musique

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Difficile d’ignorer que la reine Elizabeth fête aujourd’hui ses 90 ans !

En revanche, il y a peu de chances que les médias traitent un aspect nettement moins people de sa vie et de son règne : son rapport à la musique. Rapport personnel ou officiel. Petite revue de détail, grâce à l’excellent dossier constitué par ClassicFM 😦http://www.classicfm.com/music-news/latest-news/queen-elizabeth-classical-music/)

Dès 1930, le vieil Edward Elgar dédie sa Nursery suite aux deux jeunes princesses, Elizabeth et Margaret.

Le 25 mars 1944, les deux princesses et leur mère sont au Royal Albert Hall pour fêter le 75ème anniversaire du chef d’orchestre Henry Wood, qui a fondé en 1895 les célèbres Promenade Concerts (devenus Prom’s) et arrangé nombre de mélodies traditionnelles (ici sa Fantasia on British sea songs dirigée par mon ami Paul Daniel lors d’une soirée des Prom’s)

En 1951, la future reine participe avec toute la famille royale à l’inauguration du Royal Festival Hall sur Southbank. Avec le Barbican center quelques années plus tard, ce sera l’un des principaux temples de la musique classique de la capitale britannique, la « maison » de plusieurs des grands orchestres londoniens, le London Philharmonic, le Philharmonia entre autres (on y reviendra).

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Le 2 juin 1953, le couronnement d’Elizabeth est évidemment accompagné par beaucoup de musique et de nombreuses créations. Le sujet mérite à lui seul tout un billet. Patience !

Quatorze ans  plus tard, la reine inaugure la nouvelle salle de concert de Snape Maltings pour la 20ème édition du festival d’Aldeburgh fondé par Benjamin Britten (à droite sur la photo).

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On découvre en feuilletant l’album réuni par ClassicFM qu’Elizabeth II assiste à un concert à la Scala de Milan en 2000 et y entend l’ouverture d’Elgar In the South dirigée par Riccardo Muti.

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En 2005, la reine remet une nouvelle décoration The Queen Medal of Music au vétéran Charles Mackerras, en 2006 c’est le baryton gallois Bryn Terfel qui la reçoit à l’issue d’un concert organisé pour les 80 ans de la souveraine.

Prochain épisode : les « maîtres de musique » de la reine !

Un certain Pierre Boulez

La nouvelle attendue, redoutée, est tombée ce mercredi matin. Pierre Boulez est mort dans sa 91ème année, très diminué par la maladie depuis plusieurs mois. Cette Philharmonie de Paris qu’il avait tant souhaitée, il n’avait pu l’inaugurer en janvier 2015, et son 90ème anniversaire avait été partout célébré dans le monde en son absence.

Les hommages pleuvent déjà, et ce n’est que justice. Comme cet excellent papier de Renaud Machart dans Le Monde : (http://abonnes.lemonde.fr/disparitions/article/2016/01/06/mort-du-compositeur-et-chef-d-orchestre-pierre-boulez_4842501_3382.html.)

J’ai déjà raconté un peu de mes rencontres avec Pierre Boulez, qui ne furent pas nombreuses, mais toujours heureuses. Comme l’organisation de la journée spéciale que France Musique lui avait consacrée pour ses 70 ans, le 19 février 1995 (https://jeanpierrerousseaublog.com/2015/03/16/boulez-vintage/)

L’homme que j’ai quelquefois approché était exactement l’inverse du personnage craint et redouté (parce que redoutable) qu’il s’était sans doute en partie forgé. D’une attention à l’autre, d’une écoute simple et lumineuse à qui venait lui parler, poser des questions, solliciter un conseil.

Je le voyais souvent furtivement à la fin d’un concert ou l’autre, nous n’échangions que quelques mots, mais jamais convenus, comme si le dialogue entrepris plusieurs mois, voire années, auparavant reprenait. Pierre Boulez était au courant de tout et de tous. Ainsi c’est lui qui annonça à des amis parisiens (qui ne manquèrent pas de me le rapporter… surpris que le Maitre ait porté attention à un fait aussi insignifiant !) que j’avais été nommé à la direction de l’orchestre de Liège fin 1999…

En septembre 2008 je me rendis à Lucerne, où il animait cette phénoménale Académie d’été autant pour les jeunes musiciens que pour les compositeurs. Je lui avais demandé de m’accorder quelques instants, il m’accueillit durant tout un après-midi dans la modeste chambre qu’il occupait dans un hôtel un peu old fashioned sur les bords du Lac des Quatre-Cantons, très exactement en face de la villa de TribschenWagner avait coulé quelques mois heureux (et composé notamment sa Siegfried-Idyll). Aucune fatigue chez cet homme de 83 ans qui dirigeait le soir même un programme colossal.

Compte-tenu de la tradition de création de l’orchestre philharmonique de Liège – les personnalités d’Henri Pousseur et Pierre Bartholomée n’y avaient pas peu contribué ! – et de la perspective des 50 ans de l’orchestre en 2010/2011, j’avais imaginé que Pierre Boulez, d’une manière ou d’une autre, devrait être de cette fête. Une fois encore, il me stupéfia par sa connaissance précise de l’orchestre, de son histoire, de son répertoire, et sans me laisser beaucoup d’illusions (il avait tant de travaux en cours et un agenda de concerts qui commençait à lui peser) il ne ferma pas la porte à ma suggestion.

Puis nous fîmes  un tour d’horizon passionnant de la vie musicale française, avec quelques coups de griffe en direction de ceux qu’il jugeait incompétents ou insuffisants, mais toujours une bienveillance extrême pour la génération montante. J’eusse aimé avoir un micro pour capter cet entretien et le partager.

Le soir même dans la nouvelle salle de concerts du festival de Lucerne, pas moins de trois créations, des pièces de Berio, Carter – la première partie atteignait les 90 minutes -et pour terminer l’exploit, le Sacre du printemps, plus sensuel, libre que jamaisLe retrouvant près de sa loge à l’issue du concert, frais et dispos, sans nulle trace de l’effort colossal qu’il avait accompli, il me dit simplement : « C’était pas mal non ? ». Que répondre, essayer de balbutier, quand on est encore sous le coup de l’émotion ? Je m’entends encore lui dire : « Pas mal en effet » ! Avec un sourire complice.

Je l’ai revu ensuite à quelques concerts, l’un à Baden Baden, en 2009 je crois, puis soudain vieilli, hésitant à la première du Freischütz de Weber dans la version de Berlioz, à l’Opéra Comique, dirigé par John Eliot Gardiner (avec ma chère Sophie Karthäuser). C’était en avril 2011. Depuis lors je n’avais de nouvelles que partielles, de sources sûres, et les dernières n’étaient pas rassurantes.

Voilà le Pierre Boulez que j’ai un peu connu, l’homme et l’artiste qu’il m’a été donné de rencontrer par-delà le masque de la notoriété.

Tous les enregistrements officiels de Boulez ont été republiés. Je rêve d’un hommage qu’il mériterait ô combien : l’édition (comme cela vient d’être fait pour Richter) des concerts de Londres, de New York et plus récemment de Lucerne, des principaux en tout cas, où le chef se laissait aller à la griserie du « live ». Comme en 1992, un concert des Wiener Philharmoniker aux Prom’s, diffusé par la BBC (et par moi sur les ondes de la Radio Suisse romande !) où l’on entend les plus sensuels et aériens Nocturnes de Debussy qui se puissent imaginer…

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PS. J’aurais peut-être dû commencer par là : ma découverte de Pierre Boulez compositeur. En dehors de sa 2e sonate pour piano qu’on avait dû nous présenter (essayer en tout cas) lors d’une séance des Jeunesses Musicales de France, j’étais ignorant de la musique de Boulez jusqu’à ce direct de juin 1980, sur France Musique, où je découvris les quatre premières Notations pour orchestre créées par Daniel Barenboim à la tête de l’Orchestre de Paris. Je me rappelle ma fascination pour cet univers sonore scintillant, multiple, neuf.